Substance gourmande : le chocolat (2 de 2)

De nos jours, le chocolat est d’abord et avant tout une substance plaisir consommée comme une friandise. Tout au long de l’année, grands et petits s’en régalent sous diverses formes: boisson chaude, plaquettes ou tablettes, confiserie, chocolatines, bonbons… et quand arrive le temps de Pâques, on le croque avec plaisir sous forme de poules, d’œufs et de lapins. Le chocolat a pendant longtemps été un produit réservé aux adultes (revoir le précédent billet sur le chocolat comme substance coquine), mais de nos jours il fait définitivement partie de la grammaire alimentaire occidentale. Vous avez envie d’en savoir plus?

Une boisson élitiste

Il faut se rappeler que le chocolat, substance des Amériques n’est introduit en Europe qu’après les grandes explorations, au XVIIe siècle, aux côtés de plusieurs autres denrées nouvelles qui ravissent l’appétit d’exotisme de l’Ancien monde.

cferland-plantationLa saveur naturelle du cacao est cependant jugée bien âpre aux papilles délicates des Européens… Ce sont les communautés religieuses espagnoles qui, les premières, auront l’idée de l’adoucir en y ajoutant du sucre (beaucoup, beaucoup de sucre!) mais aussi de la vanille et, parfois, de la cannelle et autres aromates. Des variantes naissent un peu partout, par exemple l’emploi de lait chaud (au lieu d’eau chaude) pour réaliser le mélange, ainsi que l’ajout de clous de girofle, d’amandes, d’ambre et de musc. En Angleterre, on y mettra même, à l’occasion, un œuf battu pour rendre le tout encore plus nourrissant!

Pendant près de deux siècles, c’est surtout sous forme liquide que l’on consommera le chocolat. Et c’est principalement pour ses vertus roboratives, stimulantes et même aphrodisiaques qu’il est recherché et fort apprécié des élites occidentales! Les grandes puissances de l’époque n’hésitent pas à établir des plantations de cacao dans leurs colonies tropicales pour s’assurer un approvisionnement adéquat. La première «maison de chocolat» – sur le modèle des «cafés» – ouvre à Paris en 1671. S’il n’y a pas encore l’équivalent de ce côté-ci de l’Atlantique, on trouve du chocolat (en quantité modeste) en Nouvelle-France, dans la vallée du Saint-Laurent mais aussi à Louisbourg et autres villes importantes d’Acadie, où son prix élevé en fait une substance recherchée par les riches.

Rien de trop beau pour la classe ouvrière

cferland-chocolat-mcxIl faut attendre les années 1800 pour que le chocolat change de «registre» et se diffuse à tous, gens de condition modeste comme élites, enfants comme adultes. C’est grâce à la Révolution industrielle et à la mécanisation que cette démocratisation du chocolat devient possible. La machinerie hydraulique et l’emploi de la vapeur, dont l’emploi démarre dans la seconde moitié du 18e siècle et se répand par la suite, permettent de véritablement tirer parti des stocks de cacao importés d’Amérique centrale et du sud, tout en faisant baisser les coûts de production. Et c’est aussi pendant ce siècle qu’on voit éclore les entreprises qui marqueront l’industrie du chocolat… et donc plusieurs nous sont encore familières: Van Houten,  Cadbury, Cailler, Nestlé, Lindt, Fry, Tobler, Côte d’or, Menier. L’usine construire par Émile Menier à Noisiel (Seine-et-Marne) en 1862 est aujourd’hui classée monument historique!

cferland-menierSaviez-vous que le chocolatier Henri Menier a eu des liens privilégiés avec le Québec? En 1895, il se porte acquéreur (rien de moins) de l’île d’Anticosti... pour la rondelette somme de 125 000$. Ce passionné de plein-air, désireux de pratiquer la chasse et la pêche, investit et développe beaucoup l’île, notamment en y implantant des populations animales. Il tente aussi de créer une sorte de colonie utopiste. Le village de Port-Menier en rappelle l’existence encore aujourd’hui.

Le chocolat dans la Belle Province

LogoLauraSecord1950Parlant du Québec, qu’en est-il ici? En fait, dans l’ensemble du Canada, l’engouement pour la production chocolatière tarde à se manifester. Ce n’est qu’en 1913 que le premier Laura Secord ouvre ses portes à Toronto. Ralentie par la Grande Guerre, l’expansion démarre véritablement dans les années 1920. Il faut dire que les Américains se mettent aussi de la partie à ce moment-là, avec l’apparition de gros joueurs comme Mars (célèbre pour sa barre du même nom, lancée en 1923) et inondent le marché nord-américain… Le chocolat est largement employé en pâtisserie (par exemple pour les petits gâteaux Vachon, à Sainte-Marie de Beauce) mais le marché de la production chocolatière n’intéresse apparemment pas les entrepreneurs francophones.

La place, laissée vacante par les Québécois, est investie par les entreprises étrangères. Montréal la cosmopolite attire la compagnie Cadbury, qui y aura son siège social canadien… jusqu’en 1976, lorsque le Parti québécois de René Lévesque prend le pouvoir. Les visées indépendantistes du Québec et la crainte d’un éventuel État unilingue francophone – entre autres facteurs – incitent les dirigeants à déménager à Toronto. Un départ qui crée beaucoup d’amertume au sein de la population.

cferland-barry-callebautAvec toutes ces embûches, difficile de croire que le Québec est aujourd’hui l’un des pôles nord-américains de la fabrication du chocolat! En effet, c’est grâce à l’installation d’une filiale de la chocolatière suisse Barry Callebaut à Saint-Hyacinthe que nous pouvons désormais nous targuer de produire quotidiennement plus de 650 tonnes de chocolat. Oui, vous avez bien lu. Cette usine où travaillent environ 500 personnes est au troisième rang de la production nord-américaine. Elle dessert (c’est le cas de le dire) l’industrie agroalimentaire et les chocolatiers, par exemple avec les petits carrés Bakers. Environ 90% du chocolat qui sort de Barry Callebaut prend ensuite la route des États-Unis. Saint-Hyacinthe, capitale agroalimentaire du Québec, a désormais son Académie du chocolat. Une version québécoise de Charlie et la chocolaterie, quoi!

Info bonus. Imaginez-vous donc que les petits bouts de chocolat qui s’échappent d’une ligne de production et tombent par terre ne sont pas jetés: ils sont récupérés et envoyés aux fermes porcines de la région, où ils font les délices des animaux. De quoi expliquer, peut-être, le goût capiteux de votre côtelette de porc d’hier soir.

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Cold Stout beer glass isolated«Le chocolat se décloisonne. On ne peut plus penser uniquement au chocolat comme une collation », affirmait Jordan Lebel, professeur de gestion à l’Université Concordia, interviewé par La Presse il y a quelques années. Il ne croyait pas si bien dire. Le chocolat a la cote. On le cuisine avec audace, on le sort du strict domaine de la confiserie pour le réinventer encore et encore. Même certaines bières, surtout de type stout, présentent de chaudes notes de cacao!

Et vous, vous aimez le chocolat? Moi, je l’adore. Particulièrement noir et truffé de pâte de piment.

– Catherine

 

Sources et crédits

Sur la chronologie des chocolatiers : Portail du chocolat

Sur Meunier à l’île d’Anticosti: Vicky Lapointe et Anticosti Au temps des Menier (ONF, réal. Jean-Claude Labrecque)

Sur la controverse de Cadbury au Québec : Tabagie Saint-Jean

Sur l’industrie du chocolat au Québec : La Presse

 

Catherine Ferland est historienne, auteure et conférencière. Depuis 15 ans, ses thématiques de prédilection – histoire de l’alimentation, des boissons alcooliques, des petits produits «plaisir» – lui offrent l’occasion de participer régulièrement à des émissions de radio et de télé, en plus de l’amener à faire des conférences aux quatre coins du Québec.

Substance coquine : le chocolat (1 de 2)

Quand arrive le temps de la Saint-Valentin, le chocolat est un produit qu’on associe spontanément aux petits cadeaux offert à l’être aimé – ou dont on espère être aimé: il suffit d’un coup d’œil aux tablettes de votre épicerie ou aux étalages des pharmacies, débordantes de boîtes de chocolats en forme de cœur, pour s’en convaincre! Saviez-vous que cette association entre amour et chocolat, loin d’être une invention moderne, remonte plutôt à plusieurs siècles avant nous? Et que l’aura «coquine» de cette substance n’est pas anodine?

Un aphrodisiaque traditionnel

cferland-mayas-codex-chocolatRappelons d’entrée de jeu que le chocolat vient des Amériques et qu’il est totalement inconnu de l’Ancien Monde avant les grandes explorations. Si vous avez eu le plaisir de visionner le film Chocolat, avec Juliette Binoche, vous savez déjà qu’il s’agit d’une substance traditionnelle en Amérique du Sud. Les Aztèques et les Mayas utilisent les fèves de comme monnaie d’échange, mais aussi pour pour se préparer un breuvage stimulant. Ils font griller les fèves puis les réduisent en poudre et mélangent cette poudre avec de l’eau. La recette idéale est d’environ 30 fèves pour une chopine d’eau. On agite vigoureusement le mélange pour faire lever une riche écume à la surface. Plusieurs épices y sont ajoutées, ce qui rend piquant ce breuvage déjà amer. Et qui pimente les ébats des amants l’ayant consommé.

Les premiers Européens à être témoins de cette préparation, au début du XVIe siècle, affirment que si le breuvage est pris modérément, il n’enivre pas… mais que, pris en excès, il produit un «désordre des sens» comme les vins mousseux!

C’est au XVIIe siècle qu’on assiste à l’introduction de nouvelles substances excitantes – dont le chocolat – en Europe. Le thé de l’Orient, le café du Moyen-Orient, le chocolat et le tabac d’Amérique du Sud offrent des sensations inédites à une Europe friande de nouveauté: ces petites douceurs contribuent à alimenter l’imaginaire colonial et exotique, la représentation qu’on se fait alors de tout ce qui n’est pas «civilisé». Pour l’adoucir et l’adapter au goût européen, on le prépare en y mélangeant de la vanille, de la cannelle et, bien sûr, beaucoup de sucre.

La boisson des dieux

cferland-chocolatLe chocolat pénètre d’abord le vieux continent par la Cour italienne, sous le roi Ferdinand 1er de Médicis, vers 1606. Les chocolatiers italiens, notamment ceux de Turin, de Naples et de Venise, développent d’ailleurs une expertise qui se perpétuera longtemps. En France, le frère aîné du cardinal de Richelieu est l’un des premiers à adopter le chocolat. L’arrivée de la jeune Marie-Thérèse, qui épouse Louis XIV en 1660, favorise encore la diffusion du chocolat. La nouvelle reine, dit-on, ne peut se passer de chocolat : elle en est si passionnée qu’elle en prend même en cachette.

Le siècle des Lumières consacre le chocolat au rang des substances favorites de la plupart des cours européennes. En 1737, le célèbre naturaliste Carl von Linné baptise le cacao du nom scientifique de Theobroma cacao, qui signifie littéralement «boisson des dieux» : cette appellation donne en quelque sorte ses lettres de noblesse à une substance depuis longtemps associée au plaisir, tout en constituant un rappel du culte dont elle était originellement l’objet.

Le grand Voltaire est un adepte convaincu du mélange de chocolat, de café, de lait et de sucre. Son secrétaire a même écrit que l’écrivain se nourrit exclusivement d’une douzaine de tasses de chocolat mélangé avec du café, depuis cinq heures du matin jusqu’à trois heures après midi. Voici qui explique sans doute sa grande productivité!

Luxure, volupté… et «petit garçon tout noir»

cferland-marquise-SevigneLe chocolat… Certains l’aiment, d’autres s’en méfient. Après tout, cette substance «sauvage» n’est-elle pas une ruse du Diable pour favoriser la luxure?

La grande popularité du chocolat auprès des Occidentaux s’explique en effet par son étroite relation avec l’univers de la sensualité et du libertinage. Dans son Traité des aliments, en 1702, Louis Lémery précise que les propriétés stimulantes du chocolat «sont propres à exciter les ardeurs de Vénus». Produit exotique de luxe, le chocolat est le support de bien des fantasmes chez l’élite occidentale! Dans une lettre adressée à sa fille en 1671, Madame de Sévigné raconte qu’une marquise de sa connaissance a consommé tant de chocolat pendant sa grossesse qu’elle a accouché «d’un petit garçon tout noir»… mais il est vrai que la marquise en question se faisait servir son chocolat à son lit tous les matins par un jeune esclave Noir d’une grande beauté… 🙂

cferland-cavalier-dame-chocolatAccusée par son royal amant – Louis XV – d’être trop froide au lit, Madame de Pompadour essaie de se donner du tempérament en buvant quotidiennement plusieurs tasses de chocolat. Le célèbre Casanova lui-même considère le chocolat comme un remède contre le «manque d’ardeur» plus efficace que le champagne ou les huîtres. Le «nectar des Indes», comme on l’appelle parfois, figure également en bonne place dans l’œuvre tortueuse du marquis de Sade. La place du chocolat dans l’univers libertin est également évidente dans de nombreuses peintures de l’époque. Le chocolat est le prétexte d’un grand nombre de scènes galantes, comme un prélude à l’amour.

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Bref, boire une tasse de chocolat n’est pas un acte aussi anodin que boire un café ou un thé: cela renvoie à un univers chargé de sous-entendus explicites. C’est ce qui explique que jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, le chocolat est d’abord et avant tout une substance d’adultes, à l’instar des boissons alcooliques. Ça changera éventuellement, jusqu’à devenir un ingrédient apprécié en cuisine par tous les membres de la famille, depuis les enfants jusqu’aux vieillards.

La suite dans un prochain billet… à l’occasion de Pâques!

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