En cette journée internationale des droits des femmes, j’aimerais vous faire connaître une personnalité trop peu connue de la ville de Québec: il s’agit de la photographe Élise L’Heureux/L’Hérault (1827-1896), liée à la célèbre famille Livernois.
Le studio de photo Livernois était le plus important du Québec à être tenu par des francophones. On estime qu’il aurait produit un corpus d’environ 300 000 images, soit des monuments, des paysages et des portraits. Le studio a vu évoluer les procédés, depuis le daguerréotype jusqu’à la photo argentique.
Pendant pratiquement un siècle, la maison Livernois a été dirigée par les représentants de trois générations:
- de 1854 à 1865, par le fondateur Jules-Isaïe Benoît dit Livernois (1830-1865);
- de 1866 à 1873, par Élise L’Heureux, veuve de Jules-Isaïe, et son gendre, Louis Fontaine dit Bienvenu;
- de 1874 à 1898, par Jules-Ernest Livernois (1851-1933), fils de Jules-Isaïe et Élise;
- de 1899 à 1952, par Jules Livernois, fils de Jules-Ernest et Louise Larocque.
Nous sommes en pleine époque victorienne. Toute femme d’affaires qu’elle soit, l’apport d’Élise L’Heureux n’est pas clairement identifié, puisque l’activité économique et commerciale ne peut se conjuguer officiellement qu’au masculin… Le Code civil du Bas-Canada accorde en effet aux femmes mariées un statut analogue à celui des personnes mineures : les épouses ne peuvent conclure aucune transaction (ou presque) sans l’autorisation de leur époux. Celles qui ont des ambitions professionnelles sont par conséquent freinées par ces contraintes juridiques. C’est donc le mari d’Élise L’Heureux, Jules-Isaïe Benoît dit Livernois, puis son gendre, Louis Fontaine dit Bienvenu, qui signent la production photographique du studio.
Or, l’historien de l’art Michel Lessard a démontré que l’apport d’Élise L’Heureux, tant au plan artistique qu’administratif, était tangible. En fait, plus que simplement «impliquée», elle aurait fondé la maison de photographie avec son mari Jules-Isaïe Livernois. Une fois veuve, elle en a assumé l’administration et le développement avec son gendre et ses fils.
On ne sait pas grand chose sur elle. Née le 22 janvier 1827 à Québec, Élise L’Heureux est la fille de Jean-Baptiste L’Heureux, maître-cordonnier de la basse-ville de Québec, et de Élisabeth Couture. Selon Michel Lessard, « Quiconque examine les différentes transactions ou les mouvements de famille depuis le début du studio verra en Élise L’Heureux-Livernois une femme forte, déterminée et entreprenante. On ne peut nier qu’elle occupe une part au moins égale, sinon supérieure, à celle de son époux dans la mise en place et le développement de la pratique photographique des Livernois ».
Toujours selon Lessard, Élise L’Heureux aurait possiblement été la première à maîtriser la technique photographique pour ensuite y initier son mari! Cette artiste photographe accomplie s’occupe des séances (il semble qu’elle ait des talents particuliers pour photographier les enfants), du développement en chambre noire, du montage et de la gestion administrative de l’entreprise. L’inscription dans le répertoire d’affaires de l’Annuaire Marcotte de 1857-1858 indique à tout le moins son importance dans l’affaire familiale.
En 1865, cinq jours après l’enterrement de son mari Jules-Isaïe Livernois, Élise L’Heureux fait paraître une annonce dans le Journal de Québec indiquant son intention de prendre elle-même la direction de l’atelier de photographie. Quelques mois plus tard, elle s’associe avec le photographe Louis Bienvenu, qui a épousé sa fille Julia.
Au printemps de 1873, la compagnie Livernois et Bienvenu est dissoute, ce qui signale la fin de la participation active d’Élise L’Heureux à la gestion de l’entreprise familiale. Elle décède en janvier 1896, à l’âge de 69 ans. À défaut de connaître quels sont les clichés dont elle est l’auteure, sa contribution générale à la maison Livernois a été reconnue sur la plaque commémorative qui se trouve face aux 1192-1196, rue Saint-Jean, à Québec.
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Quand on pense à l’histoire des femmes au Québec, on réfère presque toujours à celles qui ont été des pionnières en matière de droits des femmes et de politique. C’est important, évidemment! Mais j’aimerais qu’on s’attarde aussi à toutes celles qui ont eu une influence au niveau culturel. Ces femmes qui, dans l’ombre des maris (pour des raisons sociales et juridiques – ah, le patriarcat!), ont pourtant transformé le Québec.
Bises.
– Catherine
Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire culturelle du Québec, plus précisément d’histoire de l’alimentation, de l’alcool et de la gastronomie. Elle a écrit ou coécrit une quarantaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende. Elle signe des articles dans près d’une dizaine de journaux et revues, dont Le Devoir et donne régulièrement des conférences au Québec et en France. Elle est aussi la fondatrice et présidente des Rendez-vous d’histoire de Québec. Catherine vit à Québec avec son amoureux, ses trois ados… et ses deux pinschers nains!
Sources:
Mario Béland, «La dynastie Livernois», Continuité, no. 122, automne 2009, p. 39-44.
Lucie Desrochers, «Elles ont brassé des affaires», Cap-aux-Diamants, no. 95, 2008, p. 16-19.
Michel Lessard, Les Livernois photographes, Québec, Musée du Québec, 1987, 338 pages.
Sylvie Tremblay, «La famille Benoît dit Livernois», Cap-aux-Diamants, vol. 3, no. 2, été 1987, p. 57.