Vues de Québec, années 1892-1893

Le Château Frontenac célèbre cette année son 125e anniversaire. De quoi avait l’air la ville de Québec à l’époque de la construction et de l’inauguration du célèbre bâtiment?

Voici, en une douzaine d’images, un aperçu des lieux mais aussi des personnes qui faisaient l’actualité à Québec en ces années.

 

Démolition des bâtiments existants puis construction du Château Frontenac

La Citadelle, vue prise de la terrasse Dufferin avant la démolition du vieux Château Haldimand, photo parue dans Le Monde illustré, vol. 10, no 487 (2 septembre 1893), p. 210.

 

Le château Haldimand avant sa démolition, 1892. BAnQ.

 

Démolition de l’École normale Laval (Château Haldimand), 1892. BAnQ, Fonds Fred C. Würtele, P546,D5,P5.

 

Démolition de l’École normale Laval (Château Haldimand), 1892. BAnQ Québec, Fonds J.E. Livernois Ltée, P560,S1,P380.

 

Vue prise durant les travaux de construction du Château Frontenac, 1893. BAnQ, Fonds J.E. Livernois Ltée, P560,S2,D2,P75644.

 

Vues de la ville de Québec et des environs

Basilique-cathédrale Notre-Dame de Québec pendant les fêtes de la ville, 1893. BAnQ.

 

L’Union Musicale à l’occasion d’un défilé de la Saint-Jean-Baptiste, 1892. BAnQ, Fonds Philippe Gingras, P585,D1,P1.

 

Char de la Société des Ouvriers Travaillant le Bois, devant chez William J. Peters, constructeur et entrepreneur, rue Saint-Paul, pendant la parade de la Saint-Jean-Baptiste, 1892. BAnQ, Fonds Philippe Gingras, P585,D7,P1.

 

Bâtisse de la douane, 1893. BAnQ.

 

Bassin Louise, photo parue dans Le Monde illustré, vol. 9, no 450 (17 décembre 1892), p. 389.

 

Personnalités de Québec

Le peintre Marc-Aurèle de Foy Suzor Côté, photo parue dans Le Monde illustré, vol. 9, no 447 (26 novembre 1892), p. 351.

 

Convention des employés de la Maison Zéphirin Paquet de plus de dix ans de service, 1893. On y voit: J.Michaud, Thomas Breton, Charles Lavoie, Cyrille Faguy, A. Hamel, Cyprien Lacroix, Pierre Jobin, Joseph Pinault, Louis-U. Lelièvre, Cléophas Pichette, Siméon Belleau, Alf. Labadie, George Villeneuve, Adjutor Delisle, Zéphirin Langevin, Omer Gilbert, Joseph Bordeleau, Alphonse-J. Vézina, Charles L’Heureux, V. Bertrand, Louis-H. Paquet, Samuel R. White, F.-Xavier Ratté, Paul Laprise, J. Simpson et Napoléon Parent BAnQ, Fonds Paquet-Le Syndicat inc., P726,S44,P3.

 

Philippe Dorval, chef du département du feu à Québec, 1892. BAnQ.

 

Le lieutenant-colonel Vohl, chef de la police de Québec, photo parue dans Le Monde illustré, vol. 9, no 455 (21 janvier 1893), p. 446.

 

*

J’ignore exactement pourquoi, mais cette année-anniversaire du Château Frontenac a suscité en moi une vive envie d’approfondir mes recherches. Comme je voudrais avoir tout mon temps pour m’y livrer sans réserve! Or, «comme tout le monde», je dois gagner ma vie. Je vous promets néanmoins pour très bientôt la suite de mes investigations sur la gastronomie châtelaine! 🙂

Bises.

– Catherine

Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire de l’alcool et de la gastronomie et, plus largement, d’histoire culturelle du Québec. Elle a écrit ou coécrit une quarantaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende.  Elle signe des critiques culinaires au journal Le Devoir et fait régulièrement des chroniques d’histoire à Radio-Canada, en plus de faire des conférences aux quatre coins du Québec. Elle vit à Québec avec son amoureux, ses trois enfants… et ses deux pinschers nains!

Les «petits oiseaux blancs de l’île d’Orléans» à la table du Château Frontenac

Toujours dans la foulée de mes recherches sur l’histoire gastronomique du Château Frontenac (relire mon premier article ICI – oui, les prochains suivront très bientôt, promis!), je suis en train de préciser ce qu’étaient les «petits oiseaux blancs de l’île d’Orléans» qui étaient servis lors de grandes occasions à la table châtelaine. Voici un mini compte rendu de ce que j’ai trouvé.

Un plat difficile

Le point de départ de ma petite enquête est l’anecdote suivante, survenue en 1951. Quand le chef Louis Baltera a pris sa retraite du Château Frontenac, après une longue et remarquée carrière, un journaliste lui a demandé quel avait été le plat le plus difficile qu’il ait eu à préparer.

Le respecté chef a répondu qu’il s’agissait de ce qui avait été servi  «à leurs majestés le roi et la reine, lorsqu’ils s’arrêtèrent au Château Frontenac en 1939.» Le 17 mai 1939, le couple royal a en effet pris part à un grand dîner donné par le gouvernement provincial. Le menu servi à George VI et à sa suite comportait notamment «des petits oiseaux blancs de l’Île d’Orléans en Bellevue», une réalisation pour laquelle 2050 petits oiseaux désossés ont été nécessaires.

Le chef Baltera en mars 1939. Son air concentré est-il dû à la planification du repas royal?

Alors que je racontais cette anecdote au micro de Francis Reddy à l’émission On n’est pas sorti de l’auberge à Radio-Canada en début janvier, le chef Daniel Vézina s’est exclamé, à propos de ces volatiles : «Ah, des plectrophanes des neiges!».

Des plectrophanes des neiges? Tiens tiens… Mais qu’est-ce que c’est, au juste?

D’oiseau des neiges à mets délicat

Le plectrophane des neiges est un petit oiseau rondouillard de famille des passereaux. Il peut mesurer de 15 à 18 cm de long et peser jusqu’à 50 grammes. Il est équipé pour supporter des températures très froides. On l’appelle aussi le bruant des neiges. En faisant une petite recension dans des ouvrages anciens, l’historien Jean Provencher a aussi trouvé les surnoms de «P’tit oiseau de misère» et «d’Ortolan d’Amérique».

Dodu, celui qu’on surnomme l’ortolan d’Amérique peut survivre à -40°C. Photo: Nicolas Bradette.

Vivant en Arctique 7 mois par année, ce petit oiseau quitte le cercle polaire pour des latitudes plus clémentes lorsque vient l’hiver. La migration se fait en groupe: s’ils sont habituellement quelques dizaines, il arrive que plusieurs centaines de copains se déplacent en même temps.

L’île d’Orléans est apparemment l’un des arrêts privilégiés du bruant des neiges, mais on le trouve aussi dans plusieurs régions. À noter qu’il ne «descend» pas seulement au Québec : il affectionne en fait tous les territoires du nord de l’hémisphère nord (je sais, c’est bizarre écrit comme ça… mais soyons précis). Quand vient l’été, le plectrophane des neiges repart nicher dans ses contrées arctiques. Bref, on ne le voit ici qu’en saison hivernale.

Sa chair délicate et savoureuse longtemps été recherchée au Québec. Les habitants de la Côte de Beaupré et jusque dans la région de Montréal étaient friands de ce petit oiseau. Dans certaines campagnes, notamment dans la région de Québec, on le capturait au moyen de petits pièges appelés «lignettes». Il semble qu’on en regroupait une ou deux douzaines en «couronne» pour les vendre dans les marchés de Québec.

Les plectrophanes des neiges étaient cuisinés sous plusieurs formes par les habitants de la vallée du Saint-Laurent, surtout en ragoût et en pâtés.

En Bellevue

Un saumon en Bellevue. Miam miam (pas la tête, par contre…) Source: http://www.foodreporter.fr.

Revenons à notre anecdote de départ. À quoi peut donc ressembler un bruant des neiges en Bellevue? Il s’agit d’une préparation culinaire très française.

Les dictionnaires gastronomiques nous apprennent que cette dénomination vient de Madame de Pompadour. Châtelaine du domaine de Bellevue, elle aimait faire créer des plats délicats pour impressionner son amant, le roi Louis XV, friand de belles tables (entre autres choses).

En gros, ce mode de préparation consiste à cuire au court-bouillon la volaille, la viande ou le poisson choisi, qu’on laisse ensuite refroidir. On met ensuite le tout en valeur par un habillage de gelée, d’herbes et de légumes finement coupés.

C’est ainsi qu’on peut préparer du homard, du saumon, du lièvre, du filet de bœuf ou bien sûr de volaille en Bellevue.

«À la mode de chez nous»

Je suis fascinée par le fait que le chef Baltera ait eu envie d’adapter cette recette à un oiseau chassé localement: ce choix démontre que, déjà en 1939, on pouvait avoir l’idée de valoriser le terroir tout en respectant les canons gastronomiques associés aux meilleures tables du monde occidental. Après tout, on recevait des têtes couronnées… il fallait que ce soit excellent tout en reflétant le caractère local.

Si le plectrophane des neiges n’est plus chassé ni cuisiné aujourd’hui et que la recette originale créée par Baltera n’a pas été retrouvée, il pourrait quand même être fort sympathique de tenter de recréer la chose à partir d’un volatile «autorisé»… à condition d’avoir la patience de le désosser. À la base, ce qui pourrait être le plus proche serait possiblement une sorte d’aspic de filet de perdrix, j’imagine.

Si vous vous lancez dans l’aventure, racontez-moi ça. Et prenez des photos.

*

BONUS. En fouillant pour trouver du visuel, j’ai déniché ce film où on voit les souverains arriver au Château Frontenac pour le dîner d’État du 17 mai 1939. C’est chouette, ces nouvelles anciennes. L’ancêtre du Téléjournal.

Bises.

– Catherine

Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire de l’alcool et de la gastronomie et, plus largement, d’histoire culturelle du Québec. Elle a écrit ou coécrit une quarantaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende.  Elle signe des critiques culinaires au journal Le Devoir et fait régulièrement des chroniques d’histoire à Radio-Canada, en plus de faire des conférences aux quatre coins du Québec. Elle vit à Québec avec son amoureux, ses trois enfants… et ses deux pinschers nains!

125 ans de gastronomie au Château Frontenac (partie 1)

Le Château Frontenac en 1898.

[Version longue d’un article paru dans le journal Le Devoir, 10 février 2018]

Le Château Frontenac surplombe la ville et accueille les visiteurs depuis les hauteurs du cap aux Diamants depuis 1893. Quand on pense au Château Frontenac – qui est aussi l’hôtel le plus photographié du monde, rien de moins! – la dimension gastronomique n’est jamais bien loin. Après tout, il s’agit d’une hôtellerie luxueuse à laquelle une restauration prestigieuse est associée. Comme historienne de l’alimentation, il allait de soi que je m’y  intéresse! À travers l’évolution de ses menus, mais aussi à travers l’influence de la quinzaine de chefs qui ont dirigé ses célèbres cuisines, le Château Frontenac reflète l’évolution des goûts mais aussi l’évolution de la ville de Québec et de la société québécoise tout entière. 

Dans cette première partie, je vais me concentrer sur les premières décennies de la vénérable institution, ce qui coïncide pas mal avec ce qu’on appelle la Belle Époque. Allons-y.

MISE EN GARDE : la lecture de ce billet pourrait vous donner très, très faim.

Vous voici prévenus… 😀

 

Le premier chef du Château

Nous sommes en 1893 et le Château Frontenac ouvre enfin ses portes. Le site choisi n’est pas anodin (j’en ai déjà parlé dans un billet antérieur): à sa hauteur géographique devra correspondre une gastronomie de haute voltige! Alors, qu’est-ce qu’on y mange?

Le tout premier chef recruté pour officier au château est Henry E. Journet qui, apprend-on dans un article du 12 décembre 1893, est fort d’une vingtaine d’années de «succulents états de service». D’origine parisienne, chef Journet a exercé son art à la Maison Dorée, au Grand Hôtel… et même au palais de l’Élysée, où il a servi le président Patrice de Mac Mahon.

Il s’y connaît aussi «un peu» en matière de préférences gastronomiques anglaises puisqu’il a travaillé au Devonshire Club ainsi qu’au Star and Garter de Londres. Juste avant d’arriver à Québec, il est le chef privé du secrétaire à la Marine américaine William Collins Whitney, à New York.

Henry Journet est toujours au Château Frontenac lors du tricentenaire de la ville de Québec, en 1908 : il quittera ses fonctions deux ans plus tard. J’aurais bien aimé vous présenter sa «binette» mais je n’ai pu retracer aucune photo de lui… si vous avez ça dans vos cartons, mille mercis de m’en informer.

J’ai néanmoins trouvé cette belle gravure, où son nom est clairement associé à l’établissement qu’il servira pendant 17 ans.

Manger au tournant du 20e siècle

Et que sert le chef Journet à la distinguée clientèle du Château Frontenac entre 1893 et 1910? Une petite analyse des menus publiés dans ces années-là montre que la table châtelaine suit de très près les goûts de la clientèle bourgeoise nord-américaine, avec une touche à l’européenne bien évidemment.

Le matin, l’offre alimentaire est résolument british. On puise à la fois dans le sucré – bleuets à la crème, prunes étuvées, marmelade, confitures, gruau d’avoine, biscuits, etc. – et le salé. Mais attention, on va beaucoup plus loin que dans nos assiettes brunch contemporaines! Si le jambon et les saucisses sont bien présentes, il est aussi possible de petit-déjeuner avec du bœuf effiloché à l’oignon, de la surlonge, des côtelettes…

Les menus du midi et du soir sont plus diversifiés et permettent davantage l’expression du savoir-faire culinaire.

La soupe est omniprésente et reflète la diversité des cultures qui fréquentent le Château Frontenac : on retrouve aussi bien de très français consommés, marmites parisiennes, crèmes de poulet et crème de chou-fleur, que des potages appréciés de la riche clientèle anglo-saxonne comme la soupe à la tortue verte, à la queue de bœuf ou encore au curry.

Pour la suite, c’est très, très «viande».

La côte de bœuf est indéfectiblement disponible à tous les jours, ainsi que la volaille et, dans une moindre mesure, le porc et l’agneau. Parmi les accompagnements, la pomme de terre revient à tous les menus, apprêtée d’une dizaine de manières, suivie de près par les petits pois, les concombres, le chou-fleur et les nombreuses déclinaisons de salades.

En adéquation avec la «dent sucrée» de ses visiteurs, le Château propose une jolie variété de desserts, tels la meringue, la crème glacée, le bavarois, le soufflé ou la tarte aux poires.

De l’exotisme au terroir

En parcourant les menus de l’époque du chef Journet, deux choses sautent aux yeux: d’abord, la formulation entremêlant le français et l’anglais (clientèle internationale oblige), et ensuite, le recours important aux dénominations évoquant un certain cosmopolitisme.

Si certains plats se veulent un rappel de la vieille Europe (à la Normand, à la Vatel, à l’Orléans, à la Dubarry, …), d’autres sont résolument tournés vers le Nouveau Monde (à l’Indienne, à l’Américaine, sans oublier le saumon de Gaspé). Les exemples ci-dessous, datés du 15 juin 1900 et du 1er juillet 1906, sont fabuleusement éclairants à cet égard!

Présentes dès l’époque du chef Journet, les propositions évoquant le terroir se multiplieront sous l’influence de ses successeurs, dans le premier tiers du 20e siècle.

Garçon, à boire!

Vous ne pensiez tout de même pas que j’allais passer cet aspect sous silence? 😉

Si les accords mets-vins ne sont pas systématiquement indiqués sur les menus du Château Frontenac, on voit néanmoins se dessiner les préférences de l’époque.

Fait intéressant, le sauternes peut être suggéré en début de repas, par exemple avec les huîtres servies fraîches sur écaille comme dans le menu présenté ci-dessous, mais il se boit aussi en digestif. Les champagnes (notamment Mumm, Pommard ainsi que Moët et Chandon) affichent aussi une certaine polyvalence, étant aussi bien savourés en entrée qu’avec les entremets vers la fin du repas.

Pour accompagner les plats de résistance carnés, on recourt volontiers aux vins de Bordeaux (comme Saint-Julien, Batailley, Château Larose et claret), à ceux de Bourgogne (dont le chambertin) et d’Italie (par exemple le chianti), à l’instar de ce qu’on trouve dans les meilleurs restaurants de Paris, Londres ou New York. Plusieurs marques de bières sont également disponibles : certaines locales, comme Dow, Carling, Bass et Allsopp & Sons IPA; d’autres importées, comme la Schlitz Lager.

Menu spécial pour l’anniversaire de la Compagnie d’artillerie Massachusetts, Château Frontenac, 4 octobre 1898.

En diverses occasions, notamment lors des banquets où il est prévu de porter des santés aux invités de marque, on prend soin de concocter le proverbial bol de punch : c’est le cas lors du rassemblement où est servi le menu présenté en exemple ci-dessus. Les liquoreux tels que le porto et le sherry accompagnent le café et le dessert. Les eaux minérales, comme l’Apollinaris ou la Radnor, ainsi que la bière de gingembre ou le club soda, sont aussi très prisés pour faciliter la digestion. Après ces plantureux repas châtelains, pourquoi pas.

*

Le chef Journet prend sa retraite en 1910. Il n’aura donc pas à composer avec les aléas de la Première Guerre mondiale, pas plus qu’il ne verra l’achèvement de la tour centrale du Château… On y reviendra dans un prochain billet! 🙂 Pour ne rien manquer, vous pouvez toujours vous abonner à ce blogue!

Ah, et si jamais vous possédez des photos ou des objets relatifs à l’histoire du Château Frontenac, apprenez qu’un vaste appel à tous est en cours en ce moment, dans le but de souligner le 125e anniversaire de l’emblématique édifice et de créer un album souvenir. Plus d’infos ici.

Bises.

Catherine

Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire de l’alcool et de la gastronomie et, plus largement, d’histoire culturelle du Québec. Elle a écrit ou coécrit une quarantaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende.  Elle signe des critiques culinaires au journal Le Devoir et fait régulièrement des chroniques d’histoire à Radio-Canada, en plus de faire des conférences aux quatre coins du Québec. Elle vit à Québec avec son amoureux, ses trois enfants… et ses deux pinschers nains!

Vous avez dit «fondue»?

Il y a quelques semaines, j’ai eu le plaisir de recevoir chez moi un très joli paquet. 1001 Fondues, une entreprise familiale de Québec, m’envoyait en effet quelques «échantillons» de leurs fondues à essayer…

Il n’en fallait pas plus pour que j’aie envie de creuser un peu (eh oui), alors j’ai investigué une épineuse question : d’où vient l’habitude de faire de la fondue?

Ça se passe de légende, non?

Je fond, tu fonds…

Si l’usage de faire cuire des trucs dans du bouillon est presque aussi vieux que la domestication du feu, l’apparition de la fondue comme pratique culinaire est plus récente. Et elle s’est d’abord construite autour du fromage.

C’est Homère (le poète grec, auteur de l’Iliade… pas Homer Simpson! 😉 ) qui, le premier, a évoqué un mets à base de fromage de chèvre fondu, épaissi à la farine blanche et agrémenté de vin. L’idée de récupérer des bouts un peu durcis de fromage en les faisant fondre puis d’y tremper le pain de la veille est, il faut l’admettre, une bonne manière de valoriser les restes! Pas de gaspillage! Même si toutes les étapes de la propagation de la fondue ne sont pas documentées, on peut très bien se figurer que l’idée s’est vite retrouvée dans de nombreuses régions d’Europe, notamment en zone alpine. Un manuscrit paru à Zurich en 1699 et intitulé Pour cuire le fromage avec du vin indique que cette pratique se formalise au cours du 17e siècle.

Dans son célèbre ouvrage Physiologie du goût, le gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin parle de la fondue et en fournit même une recette, que je reproduis ci-dessous. (Dans le même livre, il écrit que «Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil.» – on voit où Goscinny et Uderzo ont puisé leur inspiration pour faire chanter Astérix dans Quand l’appétit va, tout va!)

Fondue au fromage selon Brillat-Savarin, Physiologie du goût, parution originale en 1825.

Selon toutes les sources que j’ai pu consulter, il semble que l’histoire de la fondue connaît un véritable tournant en 1940. Pourquoi? C’est que la Suisse présente une «innovation» à l’Exposition universelle de New York : un caquelon… Les visiteurs qui goûtent alors à la fondue tombent sous le charme. Il faut dire que le plat séduit par sa simplicité, mais aussi par sa convivialité : placé au centre, les mangeurs y plongent à tour de rôle leur longue fourchette à deux dents.

En Suisse et dans le nord-est de la France, presque chaque région propose sa propre recette de fondue. On peut y ajouter de l’ail, des épices comme le poivre ou la muscade, du vin et même du kirsch. Les mélanges proposés par 1001 fondues, réalisés exclusivement avec des produits québécois, m’ont beaucoup plu! L’approche régionale est très intéressante. Par exemple, la Fondue de Bellechasse est faite de fromage Honfleur et de Saint-Charles, avec une touche de vin du vignoble Bel-Chas, alors que la Fondue de l’Outaouais comporte les fromages Raftman, Cheddar vieilli 4e génération, Monterey Jack et Brick’oleur de la Trappe à Fromage, agrémentés de la bière DumDuminator des Brasseurs du Temps. Il y a aussi la Charlevoisienne, celle de l’Abbaye, etc. Vous avez saisi l’idée! 🙂

Bourgogneries et chinoiseries

Bon, reprenons notre petite histoire. C’est donc au milieu du 20e siècle que se répand la pratique de cuisiner en « mode fondue »… même si on ne fait pas nécessairement fondre quelque chose! C’est ainsi qu’on a vu apparaître notamment la fondue bourguignonne et la fondue chinoise.

Malgré son nom, la fondue bourguignonne est d’origine… suisse! Elle aurait été «inventée» il y a 70 ans par un restaurateur de Lausanne, Georges Esenwein : en 1948, celui-ci aurait simplement décidé de remplir le fameux caquelon d’huile bouillante et d’y faire frire diverses viandes, à la manière des peuples bohémiens. La meilleure viande s’étant avérée être celle du bœuf charolais (un élevage typique de la Bourgogne et d’ailleurs utilisé dans le célèbre boeuf bourguignon!), Esenwein baptisa sa création «fondue bourguignonne».

Vous vous en doutez sûrement, ce qu’on connaît au Québec sous le nom de fondue chinoise est une adaptation de ce qu’on trouve dans diverses régions asiatiques. L’idée de base est de cuire des bouchées de viande ou de poisson dans un bouillon très chaud. Au lieu d’un caquelon et de fourchettes, on emploie plutôt une petite marmite et des mini-passoires individuelles en métal. Puisqu’on parle de bouillon, le tout est évidemment plus léger que la fondue à base de fromage ou d’huile!

C’est au milieu du 20e siècle qu’on voit surgir les premières mentions de fondue chinoise ici. Et figurez-vous que le bouillon à fondue chinoise de 1001 Fondues est apparemment l’un des plus anciens au Québec! Mis au point dans les années 1950 dans un restaurant du Vieux-Québec, sa recette a très peu changé à travers les années. On ajoute simplement quatre tasses d’eau au mélange, on fait chauffer, et hop! Par ici les fines tranches de viande, les champignons, le brocoli…

Pour finir, ne soyez pas «en restes»

On fait quoi avec les restes de fondue au fromage? Chez nous, ça finit tout bonnement dans une quiche ou dans une omelette aux légumes : miam! Un macaroni au fromage représente aussi une issue très honorable.

Et le bouillon de la fondue chinoise? Il me restait quelques tranches de viande, alors j’ai fait cuire le tout en ajoutant une lampée de bière noire La Corriveau impériale, placé ça dans des ramequins, déposé les coûtons de pain un peu sec, du fromage, «enwèye» au four à 425°F pendant 12 min… C’était juste parfait.

On peut presque sentir l’arôme du bouillon, riche et envoûtant…

*

Et vous, êtes-vous plus de type fondue au fromage ou chinoise? Connaissez-vous la fondue Bacchus, à base de vin rouge, ou la fondue vigneronne, au vin blanc? À moins que vous ne juriez que par la raclette ou la pierrade… mais ça, c’est une autre histoire! 😀

Chose certaine, les Québécois ont décidément adopté la fondue et ses diverses déclinaisons. Ça rejoint notre p’tit côté festif, sans compter que ça vous réchauffe le corps quand il fait frette comme cet hiver! Vite, à nos caquelons!

Bises.

Catherine

Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire de l’alcool et de la gastronomie et, plus largement, d’histoire culturelle du Québec. Elle a écrit ou coécrit une quarantaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende.  Elle signe des critiques culinaires au journal Le Devoir et fait régulièrement des chroniques d’histoire à Radio-Canada, en plus de faire des conférences aux quatre coins du Québec. Elle vit à Québec avec son amoureux, ses trois enfants et ses deux pinschers nains.

La Fée Verte au Québec : histoire de l’absinthe chez nous

Longtemps interdite, auréolée de romantisme et de mystère, l’absinthe effectue un retour remarqué dans nos verres. Le démarrage d’absintheries en sol québécois ravive d’autant plus l’intérêt pour cet alcool aux notes herbacées. Or, on sait peu de choses sur la trajectoire de l’absinthe au Québec, les sources les plus consultées étant essentiellement européennes … tâchons de combler une partie de cette lacune!

(Vous avez sous les yeux une version plus étoffée et enrichie de l’article que j’ai préparé pour Le Devoir, édition du 6 janvier 2018.)

Dégustation d’absinthe entre amis à Saint-Galmier, France, nov. 2016. Photo: Catherine Ferland.

L’absinthe en bref

Absinthe désigne à la fois une plante vivace, Artemisia absinthium ou grande armoise, et la boisson distillée qu’on en tire. C’est la macération des feuilles séchées dans de l’alcool neutre, avec d’autres plantes, qui lui confère sa couleur verte. L’un de ses composés, la thuyone, présente des similarités avec le THC qu’on retrouve dans le cannabis. À forte dose, cette molécule aurait des propriétés hallucinogènes.

Originaire d’Eurasie, la plante a été introduite ici pour des raisons utilitaires. Si sa présence dans les herbiers remonte officiellement à 1889, on sait que cette naturalisation est plus ancienne. L’absinthe s’est très bien adaptée au climat québécois : non seulement elle se cultive facilement en zone 4, mais elle croît à l’état sauvage dans plusieurs champs et pâturages de l’est de la province! On la reconnaît à son feuillage blanchâtre et à son arôme caractéristique.

À la conquête du Nouveau Monde

Les premières mentions d’absinthe ici remontent à la naissance de la Nouvelle-France. En 1609, Marc Lescarbot, compagnon de Champlain, écrit que le «breuvage d’absinthe» prévient le scorbut! Ayant une excellente réputation de vermifuge et d’astringent – en anglais, on l’appelle wormwood, le «bois aux vers»… – la plante est cultivée dans les carrés d’herbes médicinales de la colonie. Son amertume est également recherchée à d’autres fins. En guise de mortification, Marie de l’Incarnation en mastique des feuilles et en mêle à ses repas, de manière à se dégoûter des nourritures terrestres.

Qui sait si cette curieuse habitude n’a pas contribué à ses célèbres visions mystiques!

Un peu irrévérencieux… mais je n’ai pu résister! Crédit: Catherine Ferland, 2018

La médecine populaire recourt souvent aux boissons alcooliques : il n’est pas étonnant d’observer un enchevêtrement des usages curatifs et récréatifs de l’absinthe. Ce flottement transparaît d’ailleurs très bien dans les sources écrites, surtout dans les publicités parues dans la presse québécoise du 19e siècle. Ainsi, dans les années 1780, François Giratty en propose à sa clientèle aux côtés du ratafia, du gin, des eaux de menthe, du brandy, du whisky, des eaux d’anis et de « l’esprit de Jamaïque ». Les boissons achetées chez ce commerçant de la haute-ville de Québec – où se trouve l’actuel restaurant L’Entrecôte Saint-Jean – peuvent aussi bien être consommées telles quelles qu’en «ponces» reconstituantes.

Soigner son rhume ou sauver son âme?

L’absinthe jouit pourtant d’une renommée particulière qui la distingue des autres plantes médicinales. En 1825, Louis-Joseph Papineau recommande à sa femme de l’appliquer en emplâtre sur l’abdomen de leurs enfants pour éliminer les vers intestinaux. Quelques années plus tard, un comité d’hygiène publique suggèrent de consommer un remède fait de feuilles d’absinthe et de menthe macérées pendant trois jours dans de l’eau-de-vie pour lutter contre le choléra. En 1848-1849, plusieurs pharmacies importent de «l’absinthe de Stoughton», à vocation clairement médicinale. On en trouve notamment à la Halle du pharmacien, 11 rue du Palais, à Québec…

L’usage médical représente d’ailleurs une excellente «couverture» pour les amateurs d’alcools : en effet, dans les années 1830-1840, les croisades de tempérance incitent les Canadiens français à promettre de ne plus boire, ce vœu étant matérialisé par la croix noire, en bois, placée au mur de la cuisine. Le prêtre Charles Chiniquy, tel une vedette pop, fait de spectaculaires «tournées de tempérance» dans plusieurs régions du Québec. Des paroissiennes s’évanouissent d’émotion à son passage! Bref, mieux vaut avoir une prescription du médecin pour boire un petit coup.

Les choses évoluent dans la seconde moitié du 19e siècle. Les mouvements de tempérance se sont essoufflés et on se met à boire ouvertement pour le plaisir. L’absinthe voisinera désormais le champagne, le vin hongrois, le kirsch, le porto et divers cordiaux dans les inventaires des marchands et dans les verres de cristal taillé des hédonistes québécois… ce qui n’empêche pas «l’absinthe allemande du Dr Hoofland» d’être encore très recherchée pour soulager la jaunisse, les faiblesses nerveuses, les vertiges et les douleurs au cœur, pour 3 sols 9 deniers la bouteille. Ça m’apparaît raisonnable.

La Bohème québécoise

L’absinthe a marqué les esprits par son étroite liaison avec la sphère artistique européenne. Après tout, certains prétendent que l’ivresse libère la créativité ; Ernst Simmel a même écrit que le Surmoi est soluble dans l’alcool ! Mais si Verlaine, Toulouse-Lautrec, Modigliani ou Manet s’absinthent généreusement dans les estaminets de Montmartre, nos propres peintres et «poètes maudits» courtisent aussi la Fée Verte à la fin du 19e siècle. Aussi le Quartier Latin de la métropole québécoise est-il témoin de copieuses libations.

Ayant ses entrées au café Ayotte, rue Sainte-Catherine Est à Montréal, le «Club des Six Éponges» apprécie fort la bière, le cognac et l’absinthe. Ses membres se targuent même de ne jamais boire d’eau ! Ce petit groupe, autour duquel gravitent notamment Louis Fréchette et Émile Nelligan, donnera naissance à l’École littéraire de Montréal.

Dégustation d’absinthe entre amis à Saint-Galmier, France, nov. 2016. Photo: Catherine Ferland.

De quel type d’absinthe s’agit-il? En a-t-on beaucoup, de ce côté-ci de l’Atlantique?

Pour l’année 1889, un rapport commercial fédéral révèle que le Québec importe surtout de l’absinthe de Suisse (301 gallons), mais aussi de France (202 gallons). Ces chiffres semblent peut-être modestes à première vue… mais attention : en prenant en considération la dilution dans l’eau froide (ratio de 1:3 ou 1:4), ces quelque 2000 litres ont permis de préparer près de 305 000 verres d’absinthe! C’est dix fois plus que dans toutes les autres provinces canadiennes réunies.

Jugée plus fine et complexe que la française, la suisse se compose alors de grande et de petite absinthe, de mélisse citronnée, d’hysope, d’angélique, d’anis vert, de badiane, de fenouil et de coriandre, dans une base d’alcool à 85°. Même si vous n’avez jamais senti ou bu de l’absinthe, vous pouvez vous faire une petite idée de la chose.

Il est à noter que, dans la mesure où le phylloxera a détruit des vignobles entiers et fait exploser le prix du vin, l’absinthe est plus populaire que jamais, ici comme en France, en cette fin de 19e siècle. Mais cette idylle est sur le point de prendre fin.

Mort et résurrection de la Fée Verte

Absinthe créée tout spécialement pour l’Atelier, à Québec. Photo: Catherine Ferland

Pour les mouvements prohibitionnistes du début du 20e siècle, l’absinthe est responsable de tous les maux : criminalité, tuberculose, aliénation mentale, épilepsie, impuissance, alouette! Par ailleurs, le contexte géopolitique (et l’imminence du conflit: on est alors à l’orée de la Première Guerre mondiale) nécessite des hommes en état de combattre… L’Europe préfère avoir des soldats sobres au front que des poivrots dans les bistros. La Suisse finit donc par interdire la production d’absinthe en 1910 et la France lui emboîte le pas en 1915.

La brusque disparition de l’absinthe des marchés européens signale aussi sa fin dans les débits d’alcool québécois. Sans être formellement interdit par les instances provinciales ou fédérales, cet apéritif ne sera tout simplement plus disponible au Québec pendant des décennies… jusqu’au début du 21e siècle. On a vu reparaître des bouteilles au liquide vert emblématique sur les tablettes de la SAQ en 2001.

Et qu’en est-il en 2018?

Actuellement, de nombreuses distilleries européennes produisent de l’absinthe, mais dans la mesure où le Canada limite le taux de thuyone à 1 mg par litre, il y a beaucoup d’obstacles à l’importation par les voies commerciales régulières. On envisage cependant de rehausser ce seuil afin de s’harmoniser avec la production contemporaine, qui dépasse parfois le 30 mg/l.

Mais surtout, avec le démarrage de plusieurs distilleries d’absinthe québécoises – et la facilité de cultiver la grande armoise localement – gageons que la Fée Verte n’a pas dit son dernier mot en nos terres!

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Pour finir, au cas où vous me poseriez la question «Mais toi, Catherine, aimes-tu l’absinthe?», eh bien, je m’y intéresse beaucoup au plan historique… mais contrairement au vin ou à la bière, je ne l’apprécie pas tellement au plan gustatif. Même après en avoir essayé plusieurs, dont les notes anisées étaient plus ou moins soutenues, j’ai dû me rendre à l’évidence : comme on le dit familièrement, c’est «moins dans ma palette»! 🙂

Bises.

Catherine

Historienne, auteure et conférencière, Catherine Ferland est spécialiste d’histoire de l’alcool et de la gastronomie et, plus largement, d’histoire culturelle du Québec. Elle participe régulièrement à des émissions de radio et de télé, en plus de faire des conférences aux quatre coins du Québec. Elle a écrit ou coécrit une trentaine d’ouvrages et articles, dont Bacchus en Canada. Boissons, buveurs et ivresses en Nouvelle-France et La Corriveau, de l’histoire à la légende.  Elle signe des critiques culinaires au journal Le Devoir et fait régulièrement des chroniques d’histoire à Radio-Canada. Elle vit à Québec avec sa famille.