Toujours dans la foulée de mes recherches sur l’histoire gastronomique du Château Frontenac (relire mon premier article ICI – oui, les prochains suivront très bientôt, promis!), je suis en train de préciser ce qu’étaient les «petits oiseaux blancs de l’île d’Orléans» qui étaient servis lors de grandes occasions à la table châtelaine. Voici un mini compte rendu de ce que j’ai trouvé.
Un plat difficile
Le point de départ de ma petite enquête est l’anecdote suivante, survenue en 1951. Quand le chef Louis Baltera a pris sa retraite du Château Frontenac, après une longue et remarquée carrière, un journaliste lui a demandé quel avait été le plat le plus difficile qu’il ait eu à préparer.
Le respecté chef a répondu qu’il s’agissait de ce qui avait été servi «à leurs majestés le roi et la reine, lorsqu’ils s’arrêtèrent au Château Frontenac en 1939.» Le 17 mai 1939, le couple royal a en effet pris part à un grand dîner donné par le gouvernement provincial. Le menu servi à George VI et à sa suite comportait notamment «des petits oiseaux blancs de l’Île d’Orléans en Bellevue», une réalisation pour laquelle 2050 petits oiseaux désossés ont été nécessaires.
Alors que je racontais cette anecdote au micro de Francis Reddy à l’émission On n’est pas sorti de l’auberge à Radio-Canada en début janvier, le chef Daniel Vézina s’est exclamé, à propos de ces volatiles : «Ah, des plectrophanes des neiges!».
Des plectrophanes des neiges? Tiens tiens… Mais qu’est-ce que c’est, au juste?
D’oiseau des neiges à mets délicat
Le plectrophane des neiges est un petit oiseau rondouillard de famille des passereaux. Il peut mesurer de 15 à 18 cm de long et peser jusqu’à 50 grammes. Il est équipé pour supporter des températures très froides. On l’appelle aussi le bruant des neiges. En faisant une petite recension dans des ouvrages anciens, l’historien Jean Provencher a aussi trouvé les surnoms de «P’tit oiseau de misère» et «d’Ortolan d’Amérique».
Vivant en Arctique 7 mois par année, ce petit oiseau quitte le cercle polaire pour des latitudes plus clémentes lorsque vient l’hiver. La migration se fait en groupe: s’ils sont habituellement quelques dizaines, il arrive que plusieurs centaines de copains se déplacent en même temps.
L’île d’Orléans est apparemment l’un des arrêts privilégiés du bruant des neiges, mais on le trouve aussi dans plusieurs régions. À noter qu’il ne «descend» pas seulement au Québec : il affectionne en fait tous les territoires du nord de l’hémisphère nord (je sais, c’est bizarre écrit comme ça… mais soyons précis). Quand vient l’été, le plectrophane des neiges repart nicher dans ses contrées arctiques. Bref, on ne le voit ici qu’en saison hivernale.
Sa chair délicate et savoureuse longtemps été recherchée au Québec. Les habitants de la Côte de Beaupré et jusque dans la région de Montréal étaient friands de ce petit oiseau. Dans certaines campagnes, notamment dans la région de Québec, on le capturait au moyen de petits pièges appelés «lignettes». Il semble qu’on en regroupait une ou deux douzaines en «couronne» pour les vendre dans les marchés de Québec.
Les plectrophanes des neiges étaient cuisinés sous plusieurs formes par les habitants de la vallée du Saint-Laurent, surtout en ragoût et en pâtés.
En Bellevue

Un saumon en Bellevue. Miam miam (pas la tête, par contre…) Source: http://www.foodreporter.fr.
Revenons à notre anecdote de départ. À quoi peut donc ressembler un bruant des neiges en Bellevue? Il s’agit d’une préparation culinaire très française.
Les dictionnaires gastronomiques nous apprennent que cette dénomination vient de Madame de Pompadour. Châtelaine du domaine de Bellevue, elle aimait faire créer des plats délicats pour impressionner son amant, le roi Louis XV, friand de belles tables (entre autres choses).
En gros, ce mode de préparation consiste à cuire au court-bouillon la volaille, la viande ou le poisson choisi, qu’on laisse ensuite refroidir. On met ensuite le tout en valeur par un habillage de gelée, d’herbes et de légumes finement coupés.
C’est ainsi qu’on peut préparer du homard, du saumon, du lièvre, du filet de bœuf ou bien sûr de volaille en Bellevue.
«À la mode de chez nous»
Je suis fascinée par le fait que le chef Baltera ait eu envie d’adapter cette recette à un oiseau chassé localement: ce choix démontre que, déjà en 1939, on pouvait avoir l’idée de valoriser le terroir tout en respectant les canons gastronomiques associés aux meilleures tables du monde occidental. Après tout, on recevait des têtes couronnées… il fallait que ce soit excellent tout en reflétant le caractère local.
Si le plectrophane des neiges n’est plus chassé ni cuisiné aujourd’hui et que la recette originale créée par Baltera n’a pas été retrouvée, il pourrait quand même être fort sympathique de tenter de recréer la chose à partir d’un volatile «autorisé»… à condition d’avoir la patience de le désosser. À la base, ce qui pourrait être le plus proche serait possiblement une sorte d’aspic de filet de perdrix, j’imagine.
Si vous vous lancez dans l’aventure, racontez-moi ça. Et prenez des photos.
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BONUS. En fouillant pour trouver du visuel, j’ai déniché ce film où on voit les souverains arriver au Château Frontenac pour le dîner d’État du 17 mai 1939. C’est chouette, ces nouvelles anciennes. L’ancêtre du Téléjournal.
Bises.
– Catherine